Antropologia Critica
Abdellah Hammoudi
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Horst Kurnitzky

Les tentations de Satan et le rituel des lapidations[1]

 

Abdellah Hammoudi

 

 

 

Une saison à La Mecque

 

Dans le monde chrétien, les récits de pèlerinage ne manquent pas. Ils ont même recouvré récemment un certain lustre, avec le regain de « routes » comme celle de Saint-Jacques-de-Compostelle, empruntées par des pèlerins pieux « à l'ancienne » et par d'autres, plus d'une fois animés par des sentiments ludiques, écologiques, parfois explicitement non religieux. En conséquence, les narrations, souvent superficielles, qu'ils en font oscillent entre le récit édifiant des «fruits» spirituels qu'ils ont reçus et celui des aspects pittoresques, esthétiques, thérapeutiques de la pérégrination, effectuée seul ou en groupe.

 

Le livre d'Abdellah Hammoudi sur son pèlerinage à La Mecque, le hajj, tranche totalement sur cette littérature. Il tranche d'abord parce qu'il dépayse considérablement le lecteur occidental, peu ou prou « chrétien », qui entre dans un univers inconnu, méconnu, attirant et repoussant à la fois, fascinant et dangereux —pour reprendre les mots par lesquels, il y a longtemps, Rudolf Otto définissait le sacré. Il s'agit d'un récit, avec des informations substantielles sur les étapes successives, depuis l'inscription (au Maroc, l'auteur vivant et enseignant à Princeton aux Etats-Unis), ou plutôt les tentatives et les méandres de l'inscription, jusqu'au retour bousculé avec l'avion pris à l'aéroport de Djedda — ultime bousculade d'un périple qui en compte beaucoup. Entre-temps, le lecteur a suivi la succession des rituels formalisés, importants, nécessaires, pour tout participant qui a fini par obtenir le droit de participer au hajj : les préparatifs (y compris les exercices pour comprendre la succession ei le sens des rites), l'arrivée en Arabie Saoudite et le départ pour la « Visite » de Médine, l'attente dans cette ville avant de partir à La Mecque, la circumambulation autour de la « Pierre noire » de la Ka'aba, le passage par la plaine d'Arafa, la lapidation de Satan, le sacrifice du mouton... Récit moins historique et daté (même si Hammoudi note des dates) que fait de ce qui « surnage » pour ainsi dire dans la mémoire après que le corps a traversé les épreuves et la douleur non seulement des rites prescrits, mais des aléas, des pesanteurs, de la chaleur, de la lenteur infinie des déplacements, du bruit, de la fureur, de la « transe » des foules, de la pollution, de la promiscuité du groupe, de la saleté et des odeurs fétides de lieux souillés par des milliers de pèlerins « tenus » paradoxalement par les rigueurs d'une pureté sans faille et la nécessité des ablutions, ainsi que la séparation stricte des sexes. À vrai dire, si épuisantes soient-elles, les démarches religieuses que l'« intellectuel distant » Hammoudi effectue scrupuleusement sont plus d'une fois un havre de paix et une source de rafraîchissement pour l'âme et l'esprit, sinon le corps lui-même.

 

Le livre — et c'est ce qui le rend si exceptionnel — superpose les lectures et les thèmes : observation sociologique des pèlerins et d'un environnement (saoudien, marocain) où se mêlent inextricablement la volonté de servir des uns, et le truandage des autres - les marchands du temple-, sans compter la mesquinerie et l'énervement dans les foules surchauffées, pourtant venues là au nom de la paix intérieure et extérieure ; réflexion sur l'islam (Hammoudi relève les ravages de l'islamisme et du prosélytisme saoudien, tout en notant que l'expérience humaine et religieuse incomparable des rites l'emporte sur les prétentions de ces nouveaux prédicateurs) ; retours anthropologiques et phénoménologiques sur le religieux, notamment monothéiste, sa fonction, ses usages passés et présents ; journal quotidien, aux limites de l'intime et du somnambulisme après des journées épuisantes, relatant les « sentiments » vécus, les expériences — celles du dépaysement et de la distance de l'anthropologue musulman (à moins que ce soit l'inverse) saisi « malgré lui » par l'intensité du rite et emporté dans l'expérience sans parole... de quoi ? du Divin, de l'Unique, du sans Nom ? Peut-être. Expérience en tout cas d'un dédoublement, remarqué et souvent incompris des autres pèlerins, et même expérience d'un salut - puisque c'est bien cela que le rite doit produire — que le savoir anthropologique ne suffit ni à contenir ni à décrire sans reste. Journal de sueur et de sang, méditation fiévreuse (au sens propre du terme), qui atteint son sommet dans le rituel du sacrifice (même si Hammoudi a payé une compagnie de charité pour le faire à sa place), sacrifice qui n'éloigne pas la violence, quoi qu'en dise René Girard...

 

La Mecque n'est pas Lourdes. Peut-être les deux endroits – comme tous les pèlerinages du monde — sont-ils censés donner à celui qui atteint le bout et le but du chemin le même salut, ou la même impression de salut, l'entrée dans un temps et un espace autres. Mais, malgré ou en raison même de la modernité technique qui s'est introduite partout (elle joue souvent ici comme une forme de violence supplémentaire), le pèlerinage à La Mecque garde quelque chose de non domestique, de sauvage (d'un « sacré sauvage », comme disait Roger Bastide, ce qui ne veut pas dire non ritualisé - au contraire), un écho des sociétés « chaudes » peut-être, et donc quelque chose de l'origine - qui en fait du coup une énergie encore fondatrice, initiatique, pour l'islam actuel, la source invisible de sa force d'affirmation surprenante mais aussi de ses convulsions sans fin.

 

Jean-Louis Schlegel

 

 

Les étapes du pèlerinage[2]

 

Le pèlerin arrive généralement par avion à Jeddah, une ville située a 72 kilomètres de La Mecque, puis se rend directement à Médine (madinat, la ville du prophète) où il va se recueillir près du tombeau du prophète. Cette première étape de prière permet au pèlerin de se purifier et de jouir du statut cTihram (une sacralisation qui passe par des vêtements simples, deux morceaux de tissu blanc, et par des ablutions) qui, seul, permet de franchir le périmètre « sacré », interdit aux non-musulmans, qui entoure les lieux saints de La Mecque où se trouve la mosquée aux sept minarets. À La Mecque, le premier rite est celui de la circumambulation, le tawaf, qui consiste à tourner autour de la Ka'aba fpierre noire). Ensuite, les pèlerins se rendent vers les deux collines, proches de la Ka'aba, de Safa et Marwa où Agar, qui avait été abandonnée avec Ismaël, découvrit miraculeusement la source de Zemzem. Après ce rite accompli sept fois de suite dans des conditions difficiles, les étapes suivantes conduisent le futur hajj à Mina, une bourgade située à quatre kilomètres de La Mecque pour y passer quatre nuits (ce n'est plus le cas aujourd'hui), puis à Arafa où intervient le rite du wuquf, une prière qui dure de midi au coucher du soleil. Après Mina, le pèlerin rejoint la carrière de Muzdalifa où il doit ramasser les quarante-neuf cailloux qui lui serviront dans le cadre du rituel des lapidations fjamarat). Au cours de celui-ci, raconté et analysé dans le texte qui suit d'Abdellah Hammoudi, le pèlerin suit le parcours d'Abraham et d'Ismaël avant le sacrifice. Le sacrifice de son fils par Abraham se distingue du récit de l'Ancien Testament par l'apparition, à trois reprises, de Satan qui demande à Abraham, contre l'injonction divine, de ne pas tuer son fils. Le pèlerin refait donc pour son compte un parcours où se trouvent trois piliers de pierre qui rappellent les endroits où le démon apparut à Abraham pour le tenter. Au fil des jours, le pèlerin va envoyer les cailloux sur les trois piliers qui symbolisent le diable pour le lapider. Les rites du pèlerinage se terminent par le sacrifice du mouton, l'agneau qui a été substitué à Ismaël comme objet de sacrifice.

 

 

Les tentations de Satan et le rituel des lapidations[3]

 

Je ne peux oublier l'odeur de sang et de sueur animale. Elle habite depuis longtemps mon odorat. Elle revint la veille avec force, portée par la brise nocturne. C'était au retour d'Arafa, en direction de Mina, dans l'autobus bondé qui nous avait été assigné depuis La Mecque. Nous étouffions comme d'habitude sur nos sièges étroits. Hommes, femmes et bagages occupaient les montures des coussins, les couloirs, les espaces près des portières. J'étais suspendu à la barre centrale, mon sac sur le dos. Passé le moment de prière et de détente au milieu de la nuit à Muzdalifa, chacun de nous luttait comme il pouvait contre le sommeil, serrant contre lui les quarante-neuf petites pierres ramassées en vue de la lapidation. Nous n'avions à parcourir que quelque quatre ou cinq kilomètres pour arriver à notre campement de Mina mais, à chaque fois, notre véhicule démarrait pour s'immobiliser aussitôt quelques dizaines de mètres plus loin. L'embouteillage sur l'autoroute était tel que nous passions le plus clair de notre temps à l'arrêt.

 

Alors que nous roulions, je commençai à sentir l'odeur des moutons. Puis je vis les premiers abris. L'odeur devenait plus forte à mesure que les hangars à bestiaux défilaient interminablement sous mes yeux, au pied des montagnes dont je devinais les reliefs aigus. À peu de distance de la route, les animaux passaient là leur dernière nuit, immobiles sous un faible éclairage électrique. L'œil pouvait embrasser les rangs serres aux formes arrondies et blanchâtres, qui se perdaient au loin. Des moutons levaient la tête à notre passage. Certains nous regardaient avec cet air d'inquiétude resignée que les animaux domestiques prennent à l'approche des humains.

 

Je conservais quelques souvenirs des formes que ma jeunesse avait prises. C'était comme des bourgeons qui se réalisaient en poussant en avant d'eux-mêmes. Ces temps anciens furent ceux des glèbes fendues, des pousses fissurant avec une constance silencieuse et inouïe la croûte du sol, des orges levant, des moissons blondes vite tranchées par les jeunes bras robustes, des animaux folâtrant, ivres de vie. Ce regard des animaux parqués m'était donc trop connu. Je revoyais les fuites, les paniques, l'œil interrogateur des animaux saisis pour être égorgés dans les abattoirs que je fréquentais. J'entendais les bêlements déchirants, ces supplications qui s'élevaient vers le ciel avec la vapeur et l'odeur du sang chaud. Ces mêmes scènes allaient donc se répéter le lendemain, jour du sacrifice ; des millions d'êtres vivants attendaient leur mise à mort.

 

À Mina, les abris avaient l'aspect d'un camp de concentration animalier aux proportions gigantesques : deux, trois, quatre millions de têtes ou bien davantage. Une immense foule de pèlerins se préparait à s'acquitter de l'obligation du sacrifice à titre d'« offrande », auquel s'ajoutaient les sacrifices d'expiation ou d'aumône. J'avais beau me répéter ce qui nous séparait des animaux sauvages et domestiques, j'avais beau allonger cette distance en pensant aux espèces sans visage et sans idiome, incapables, pour nous, d'exprimer des émotions, les odeurs mêlées du sang, de la fiente et de la sueur me prenaient à la gorge une fois de plus. Nous étions réunis là, pour sauver nos vies, et ce salut nous réclamait de tuer ces animaux. La masse des pèlerins parvenus au sommet du renoncement, après la « station » d'Arafa, la prière à Muzdalifa et la lapidation à Mina, allait supprimer des millions de vies. Peut-être était-ce vrai qu'en voyant un animal je voyais d'abord du générique. Pourtant, chaque immolation mettait fin à une vie aussi singulière que nos vies humaines : acte violent, meurtre pour tout dire.

 

La vue de ces millions de moutons, tenus en sursis, réveillait d'autres scènes. Je revoyais les animaux suppliciés dans les abattoirs. Revenaient aussi les égorgements de la grande fête du Sacrifice, en famille et dans la liesse. Puis, insensiblement, l'effroi qui s'emparait de moi chaque fois que j'entendais le râle ultime des bêtes. À nouveau, le familier me rattrapait sous un de ces visages insoutenables. Sa source était là, je pouvais en percevoir le courant, mais elle se dérobait à mesure que je m'en rapprochais. Mon père égorgeait au nom de Dieu, de nous tous, et pour notre bonheur. Ses mains qui donnaient la mort me revenaient, enfant mâle, homme en herbe, dans la certitude du lien, de l'ordre et du prolongement. Était-ce là ce qu'on appelle tradition ? Un palais qui m'appartenait, mais de sa propre initiative et non pas à la faveur d'un droit que j'eusse pu faire valoir ; qui ouvrait ses appartements enchantés seulement, mais seulement à l'improviste et au hasard d'un détour.

 

Ce retour du familier dans la figure de l'étrange me divisait. Tout devenait hésitant : ma démarche, ma voix, le ton de mes conversations avec les autres. Le spectacle de ces concentrations animales vouées à la destruction contaminait irrémédiablement celui du patriarche solitaire, offrant son propre fils en victime pour répondre à l'ordre divin. Elle introduisait du malheur dans la substitution miraculeuse de l'agneau à l'enfant. La modernisation du pèlerinage y était sans doute pour quelque chose : parcs optimisés, espaces clôturés, distributions orthogonales, systèmes de sécurité et de surveillance sans faille. Chaque règne était assigné à son camp. Les masses animales dans leurs parcs et, non loin de là, les masses humaines dans leurs campements entourés de hautes grilles en fer, le long de rues tracées au cordeau. À cette rationalité, rien ne devait échapper. La circulation des voitures de police et la ronde permanente des hélicoptères achevaient le tableau. Cet ordre allait permettre à la masse humaine d'anéantir la masse animale au nom de Dieu. La modernité, à première vue, ne semblait pas avoir altéré les objectifs. Mais ce pouvait n'être là qu'une apparence car, en modifiant les échelles, les rythmes, les synchronisations et les dispositifs, en multipliant les gestions, elle atteignait peut-être les manières de pratiquer la foi.

 

Dans ce dispositif de l'État-nation qui se drapait de piété, les pèlerins silencieux et opiniâtres poursuivaient le rite. Je n'eus que des bribes de réponse à mes questions, ou le plus souvent des conduites de retrait : « Nous sommes ici pour l'adoration », ou bien encore : « II faut accepter toute adversité comme un sacrifice sur la voie de Dieu. » Des critiques, il y en avait, et des plus acerbes. Tout en insistant sur la sécurité, le confort des installations, la disponibilité des approvisionnements et la qualité des infrastructures, beaucoup souffraient du confinement, de la brutalité des personnels militaires et civils, des restrictions draconiennes à la liberté de parole et de mouvement, d'une surveillance de tous les instants. Mais peu de femmes et d'hommes acceptaient de donner leur opinion de vive voix. Certains de mes compagnons, que je connaissais pourtant de longue date, ne désiraient franchement pas s'étendre sur « ces difficultés ». Tout ce qui arrivait faisait partie du hajj et il fallait l'accepter comme nous acceptions les obligations religieuses. « Nous sommes là pour le hajj et chacun doit s'occuper du salut de son âme », tel était le leitmotiv. Ainsi, ils rappelaient là un détachement du monde ; autrement dit, le détachement de la modernité wahhabite qui avait transformé les modalités du témoignage. Le retrait de mes interlocuteurs n'était pas une fuite dans une intériorité, que l'on pût opposer à une conformité extérieure, exigée par les appareils de l'État. Il instaurait un état de fait et une forme de vie en pèlerinage.

 

 

Sur les pas des prophètes

 

« Nous sommes sur la voie d'Ibrahim », me disait Salem, un commerçant originaire de Taza, encore jeune et relativement aisé, que j'accompagnais, ce matin de la fête du Sacrifice, vers les lieux où il projetait d'immoler un agneau. Nous nous étions rapprochés au fil des jours car nous dormions côte à côte sous la grande tente qui servait de lieu de prière. Salem m'apprit qu'il avait réuni des sommes considérables (près de 70 000 dirhams) pour faire face aux dépenses, notamment l'achat de cadeaux et la fête du retour. Il savait que j'avais payé une compagnie de charité pour procéder au sacrifice à ma place. Je n'avais donc pas à m'y rendre, mais il me proposa de l'accompagner. En marchant, il ne cessait de répéter :

 

Nous allons là où est allé Ibrahim. Nous suivons ses pas bénis et nous imitons notre prophète qui a suivi la voie tracée par Ibrahim, l'Ami de Dieu. Nous les imitons tous deux. Dieu accepte notre sacrifice !

 

Cette répétition, qui était une prière et une invocation, il la destinait sans doute autant à lui-même qu'à moi. Suivre pour soi-même les pas des prophètes, j'avais appris tout cela à l'école coranique. Nous tous devions témoigner de leur acte par un acte. Toute cette foule en mouvement activait l'éclosion répétée d'un monde par un témoignage. Notre quotidien n'allait plus se présenter que de cette façon : comme s'il évoluait sur les pas des prophètes !

 

Au pied de ces montagnes noires et arides, dans le défilé de Mina que nous suivions de même que nous nous serions dirigés vers les portes de l'au-delà, le commerce allait bon train. Les Bédouins étaient durs en affaire et les pèlerins marocains ne le leur cédaient en rien. Je contemplais les sinistres parcs à bestiaux que j'avais longés la veille quand mon compagnon sollicita mon avis sur un beau bélier qu'il venait de choisir. Nous étions dans un abattoir aux dimensions peu communes où les bêtes attendaient qu'on les saisît pour les confier à des sacrificateurs en tenue verte. Sans vraiment entendre ma réponse, mon ami conclut son affaire, livrant la victime à deux hommes qui la saisirent et l'allongèrent sur le côté en direction de La Mecque. Après une courte invocation et le takbir, ils lui tranchèrent la gorge d'un geste sûr et rapide, avant de la suspendre à l'une des barres roulantes pour qu'elle soit dépecée. A chacune de ces barres, les carcasses étaient accrochées à perte de vue. Je fus, comme d'habitude, interdit au spectacle de cette violence logée au cœur du rite, d'autant que celui-ci nous ramenait à Dieu dans la paix. La victime se transformant peu à peu en chose inerte, je fus plus à même de prêter attention à la suite. La carcasse fut vite dépouillée, vidée et découpée. L'homme que j'accompagnais en préleva quelques morceaux ainsi que la queue. Il répandit un peu de sel sur cette viande, la mit dans un sac en plastique et, avant de prendre le chemin du retour, me demanda si je désirais emporter un bout de la carcasse, dont la plus grande part devait être abandonnée à la charité. Voyant que je déclinais l'offre, il n'insista pas et me tourna le dos dans un geste d'irritation.

 

Nous reprîmes, en silence, le chemin du campement. Mon compagnon s'arrêta soudain et m'obligea à faire de même. Il me fixa du regard :

 

Tu vois, j'emporte ça avec l'eau de Zemzem à la maison. C'est mieux que tous les cadeaux, que tous les biens de ce monde, le barouk du hajj. Que Dieu nous donne la baraka du prophète ainsi qu'à tous les musulmans !

 

Je me contentai de répéter amen, en reprenant la marche, promenant le regard sur ces reliefs tourmentés, qui ressortaient fortement à la lumière transparente du matin. Au loin, le sommet sur lequel l'ange était venu rompre le rideau familier du monde s'élançait vers le ciel. C'était bien là, sur le Mont Thour, qu'une vision avait frappé de stupeur un membre de la tribu des Quraych, que l'ange lui avait ordonné d'écrire, de lire, de dire... ; c'était de là qu'il était parti précipitamment, fuyant ces lieux en proie à la peur et au tremblement.

 

Le soleil était déjà haut quand nous approchâmes du campement. Nous marchions au milieu de la foule en silence. Salem savait que j'avais payé à Médine le prix de la victime à sacrifier en mon nom. Était-ce pour cela qu'avant de nous quitter il me demanda si vraiment je ne voulais pas prendre un peu de « baraka du hajj » ? Je répondis que l'important pour moi était d'accomplir le rite, de réfléchir au sujet de ma croyance et que, comme je le lui avais dit, je comptais écrire un livre. J'eus l'impression que, pour la première fois, Salem entendait vraiment le projet qui me guidait. Il ne me cacha pas sa surprise : « Réfléchir... Mais n'as-tu pas la même foi que nous ? Enfin, chacun son intention. » Combien de fois me répéta-t-on cette question ! Nous avions tout fait dans l'urgence et au pas de course ; car le sacrifice et la lapidation qui le précédait n'avaient de valeur que s'ils étaient accomplis dans la matinée, afin de pouvoir se rendre à La Mecque pour la circumambulation, et retourner ensuite à Mina avant la prière du couchant. Mon ami partit sur-le-champ. J'optai, quant à moi, comme beaucoup d'autres, pour l'autre solution : rester deux jours supplémentaires sur place, finir la lapidation avant le retour à La Mecque. Sous la tente, je retrouvai un jeune fonctionnaire de Settat qui avait déjà procédé à la coupe obligatoire des cheveux après le sacrifice.

 

Je décidai de prendre un moment de repos. Avec quelques voisins que j'avais retrouvés, nous restâmes là étendus, évoquant avec nostalgie ce jour de fête au Maroc : « Là-bas, dit un jeune paysan de Ben Guérir, il n'y a que choukh ! choukh ! » II répétait l'onomatopée en se passant l'index sur la gorge, imitant ainsi regorgement. On se prit tous à regretter les brochettes, les méchouis, les tajines et les têtes à la vapeur ! « ô la tête d'agneau à la vapeur, avec juste ce qu'il faut de sel et de cumin... Satan soit maudit! C'est l'heure de la prière! » Nous nous dispersâmes aussitôt pour faire nos ablutions afin de rejoindre les rangs des prieurs. C'était en début d'après-midi.

 

 

La lapidation de Satan

 

La fièvre, bien que passée, avait entamé mes forces. L'émotion du sacrifice avait succédé au bouleversement de la première lapidation, à laquelle je m'étais rendu immédiatement après la prière du matin. J'avais quitté le campement seul. Le groupe que j'avais rejoint, non sans réticence, au départ du Maroc se révélait hétéroclite et sans autre horizon qu'une pratique bornée, autorisant, pour certains, presque toutes les ambitions et libérant les instincts d'acquisition. Médine et La Mecque répondaient par leur étalage commercial à ce matérialisme doublé de bonne conscience. J'eus plus d'affinité avec un couple d'artisans aisés dont je fis la connaissance à Mina. Ils étaient conscients de ce qu'une pratique sobre pouvait apporter aux vies humaines, et bien plus tolérants. Le formalisme mercantile des femmes de la bourgeoisie - partageant leur temps entre les dévotions, les mondanités et les affaires —, ajouté aux agissements dominateurs des techniciens qui tiraient leur religiosité des manuels scolaires, avaient achevé de m'éloigner de la compagnie de mon groupe. Et n'accomplissant plus aucun rite avec ses membres, je me trouvais donc dans les rues de Mina, marchant tout seul vers la colonne d'Aqaba, sur la route de La Mecque. Je devais m'y rendre pour la première lapidation.

 

Je déambulai au milieu d'une foule dense, entre les campements improvisés dans les rues, les marchés, les taxis et les autobus. Quand j'arrivai enfin à l'entrée de la rampe que je devais emprunter, je m'arrêtai soudain, pris de peur ; et d'une envie irrépressible de faire demi-tour. Tremblant et couvert de sueur, je restai là quelques instants quand, tout d'un coup, je me projetai dans la foule. Personne ne m'avait poussé. C'était mon propre corps qui en avait décidé ainsi. Je ne pensais plus à rien, me coulant dans le flot humain qui s'épaississait autour de moi, m'emportant de l'avant, ballotté tantôt à droite, tantôt à gauche. Je sentais le courant qui m'emportait, comme un fétu de paille. Dans le chaos, j'évitai tant bien que mal les mauvais pas et esquivai les collisions. Il fallait aussi se garder des groupes qui remontaient le courant, au lieu de le suivre, en violation totale des consignes de sécurité. Plus j'approchais du but, plus la foule m'engloutissait en m'enserrant au point que mes pieds ne touchaient plus guère le sol. Je cherchai et trouvai non loin de moi un homme jeune et très vigoureux. Je me jetai dans sa direction. Saddiq, c'était son nom, me rassura : « Reste avec moi, ne crains rien... D'où es-tu ? Je suis soudanais. Viens ! » II me prit par la main. Nous nous enfonçâmes dans la foule qui tournait, tel un immense tourbillon, autour du mur cylindrique protégeant la colonne en forme d'obélisque. Derrière Saddiq, je m'appliquai à viser cette colonne. J'envoyai mes sept petits cailloux dans sa direction, un à un, au cri de « Dieu est le plus grand ! ». Dans un crépitement sinistre et ininterrompu, les pierres s'accumulaient autour d'elle. À la dernière tentative, je trébuchai et tombai. La main secourable de Saddiq m'entraîna, pantelant, dans une course rapide, hors du tourbillon. Je l'embrassai avant de me jeter contre le muret de la rampe, pour reprendre mon souffle. Revenant lentement à moi-même, je m'aperçus que je n'avais plus de parasol, que ma tenue d'ibram était en lambeaux, que je n'avais plus mes sandales, et que mes pieds étaient ensanglantés. Sur le chemin de retour, au bas de la rampe géante, des marchands offraient des sandales déposées en tas. Beaucoup de pèlerins venaient, comme moi, remplacer la paire qu'ils avaient perdue dans la foule tournante.

 

Il était bien clair pour nous tous que nous étions sur la voie d'Ibrahim et Ismail, que nous poursuivions le chemin tracé par Mohammad, le prophète de l'Islam, qui avait, selon la tradition, repris l'enseignement du patriarche. Notre religion, on nous l'avait toujours enseigné, constituait donc une reprise et un recouvrement, après une longue période où le monothéisme était tombé en décadence : Jahiliya, ère de la gentilité et de l'ignorance. En accomplissant ces rites, nous emboîtions le pas au prophète, comme il avait emboîté celui de ses prédécesseurs. Des siècles s'étaient écoulés entre eux et lui, entre celui qui institua le pèlerinage et nous. Nous en étions les héritiers, malgré les divergences de but et en dépit des différences d'âge, de sexe, de race, de nationalité, de langue, de classe... Pendant cette journée de sacrifice, la chaîne des morts se prolongeait par ceux et celles qui venaient réapprendre que la substitution n'était que provisoire. Cette chaîne, je pouvais aussi me la figurer sous la forme d'une colonne humaine s'enroulant en cercles autour d'un point de départ suspendu au cube noir.

 

Nous agissions donc comme les prophètes. Il n'y avait pas moyen de contourner ce comme, car nous n'étions pas ces prophètes. Il eût été sacrilège de penser ou d'agir autrement qu'en imitant leur exemple. En prévision de nos faiblesses, la règle du hajj spécifiait les manquements susceptibles de l'entacher, et que nous devions réparer par les sacrifices, le jeûne ou l'aumône. En suivant l'exemple de nos héros, nous savions qu'entre eux et nous, il ne pouvait y avoir d'identité ; que tout notre effort devait nous rapprocher d'eux tout en réaffirmant une différence irréductible. Du reste, nous savions bien, nous, Marocains, adeptes de la doctrine sunnite et malékite, que nos observances n'étaient pas tout à fait les mêmes que celles des autres fidèles appartenant à d'autres écoles. Nous étions donc sur le même chemin, mais nous ne le prenions pas tout à fait de la même manière. Ainsi le modèle lui-même ne se présentait-il pas sous les mêmes traits ; car même si les différences étaient quelquefois très légères, les pèlerins tenaient aux doctrines en vigueur dans leurs communautés. À la manière d'un script tiré d'une interprétation, celles-ci commandaient le processus rituel par une seconde interprétation.

 

Nous agissions en tâchant de conformer notre action à un exemple et à un modèle. Nous agissions selon le modèle. Mais, d'un côté, celui-ci était inépuisable et, de l'autre, nos actions seules en étaient les réalisations concrètes. Le modèle était, de ce fait, insaisissable et il se prolongeait au-devant de nous, à mesure que nous progressions vers lui. Aussi modèle et action se configuraient-ils ensemble ou, plutôt, se renvoyaient-ils constamment l'un à l'autre, dans une réciprocité qui soulignait leur séparation. Par ce renvoi, chacun des deux ne se présentait que dans l'excès de lui-même. Pas plus que l'idéal, le réel ne pouvait coïncider avec les limites des configurations empiriques. D'un bout à l'autre, la succession des actes qui tendaient à la conclusion du pèlerinage, après la station d'Arafa, se profilait dans ce halo excédentaire, anticipant des élaborations à venir : « ré-description » incessante de l'ordre des choses.

 

Tout nous jetait dans ce dynamisme : le rassemblement sans autre objectif que le rite, les lieux avec leur charge eschatologique et les drames superposés dont ils témoignaient jour et nuit ; les prières, les circumambulations, les promenades dans les marchés, le départ pour Mina au milieu de la nuit, le retour d'Arafa dans la nuit, le ramassage des pierres à Muzdalifa à la suite d'une prière nocturne et le retour à Mina au petit jour, pour reprendre le chemin de la lapidation, du sacrifice ; enfin, la course vers la circumambulation. Les décès très fréquents et régulièrement annoncés, les nouvelles de pèlerins qui, perdant leurs repères, s'égaraient et que l'on ne retrouvait parfois que grâce aux recherches des brigades spécialisées, tout cela faisait qu'il y avait toujours plus à entendre dans ce qui se disait, plus à voir dans ce que l'on voyait, plus à méditer dans ce que l'on pensait.

 

Chacun pouvait lire dans son manuel : « lapidation de la colonne d'Aqaba ». Cependant, on disait assez souvent : « lapidation de Satan ». Je pouvais bien écrire - lire - « lapidation de la colonne = lapidation de Satan », ou bien « lapidation de la colonne » vaut pour « lapidation de Satan », ou encore « on dit lapidation de Satan pour dire lapidation de la colonne et l'inverse ». Je connaissais le sens usuel de «lapidation de Satan ». Il fallait bien admettre néanmoins que lapider et colonne n'allaient pas toujours ensemble dans ce sens usuel. Mais qu'en était-il de « lapider Satan » ? C'était plus difficile dans ce cas. On disait aussi « ramasser les pierres pour lapider Satan », expression courante. Lors d'une discussion engagée un soir avec un groupe de pèlerins du Haut Atlas de Marrakech, lhaj Ali me dit:

 

On peut dire lapider la colonne. En fait, c'est Satan qu'on lapide à cet endroit. C'est Satan qu'on défait là et aussi en nous-mêmes.

 

Cet exégète était notaire de son métier. Il avait été instruit à l'école coranique avant de fréquenter un institut traditionnel de formation aux sciences islamiques. Nous avions fait connaissance par l'intermédiaire de mon ami Lahcen. A deux ou trois occasions, je leur rendis visite, à La Mecque, et, naturellement, nous en profitions pour échanger nos impressions. Lhaj Ali raconta une fois de plus l'histoire du sacrifice : la vision et l'ordre reçu par Ibrahim d'immoler Ismail, l'acceptation du fils, le cheminement vers les lieux de la mise à mort, les trois apparitions de Satan « usant de toutes les séductions de la vie » pour inciter l'enfant à la désobéissance, et à abandonner ce projet. Et puis, la réponse par la lapidation... La colonne, ce n'était pas Satan, mais c'était lui qu'on lapidait en lapidant la colonne. Colonne et Satan se déployaient dans une polysémie sans fin. Satan pouvait se présenter dans des sosies, des doubles, des masques, des ambiguïtés aussi illimitées que redoutables. Si colonne était générique, Satan, lui, était le plus souvent un nom propre. Cependant, on rencontrait ce nom également au pluriel et il pouvait désigner un ensemble d'individus, comme le nom d'un genre. L'autre nom, Ibliss, se disait aussi, bien que plus rarement au pluriel. Mais il fonctionne tout autant comme nom propre, et là il ne classe que pour autant que le nom « Dieu » peut également classer. Satan-Ibliss partageait avec le nom colonne une vertu classificatrice tout en désignant - à l'instar du nom Dieu — une figure unique. Dans l'ordre de l'usuel, cependant, il n'y avait pas de différence entre colonne, Satan, lapider, ou bien pierre de la taille d'une fève dont nous devions nous armer selon la règle. Ce n'était pas non plus la différence et la relation entre le visible et l'invisible - et, de façon générale, le perceptible et le non-perceptible - qui étaient en question. Satan, cela allait de soi, était toujours présent et actif. Je connaissais les signes et symptômes qui permettaient de l'identifier, et cela dans un consensus relatif avec mes interlocuteurs. En revanche, ceux-ci agissaient en réponse à une action dont ils établissaient la réalité en tant qu'être par l'acte, alors que je me contentais de cet être sur le mode de l'expérience et d'une certaine connaissance.

 

Qu'était-ce donc que l'acte consistant à lapider la colonne, à lapider Satan ? Nous n'avions pas - mes interlocuteurs et moi-même – de différend sur ce point : nous lancions des pierres « de la taille de la fève » contre une colonne. Nous savions que leur taille relevait d'une décision prise par les interprètes du Livre saint. Lapider Satan en lapidant cette colonne devait donc être pris au sens où l'on faisait l'un en faisant l'autre. Plus précisément, dans le contexte en question, nous mettions notre volonté en accord avec celle de ceux qui, selon l'histoire, eurent à vaincre Satan. Dans une telle mise en accord, il était compréhensible que nos projectiles dussent être de la taille d'une fève : faciles à réunir, à transporter, minimisant les dégâts de surcroît, quand les tirs, manquant au but, atteignaient d'autres pèlerins. Autrement dit, tous ces gestes étaient du « faire comme ». Les pèlerins faisaient comme Ismail - non pas en lançant des pierres en direction d'une colonne, car le fils d'Ibrahim, l'ancêtre des Arabes, ne s'attaqua pas à une colonne. Ses pierres dont la taille, contrairement à celle des nôtres, n'était pas précisée, étaient destinées à frapper Satan lui-même. Dès lors, il devenait possible de mettre les volontés en accord avec la sienne ou au minimum (c'était le cas en ce qui me concernait) dans le doute et la quête existentielle, reconnaître ce mouvement et s'y accorder par solidarité.

 

 

Quel sens du rite ?

 

Dans tous les cas, faire une chose en en faisant une autre, c'était agir par métaphore. Déploiement : déroulement au sens de ce qui se met en œuvre avec les esquisses, les esquives, les risques, les hasards heureux et malheureux, les incertitudes du parcours. A l'endroit où s'élevait la colonne d'Aqaba, du moins c'était là le savoir partagé, Satan était apparu à Ismail pour faire avorter le projet d'immolation en l'incitant à la rébellion. Ce face-à-face avait sa marque, une trace qui appelait un commandement.

 

Le jour de la Fête, une fois que tu auras accompli la prière du matin et que le soleil se sera levé, tu devras te rendre à \ajamrat al-'Aqaba qui est la plus grande et la dernière sur la route de La Mecque et la lapider avec sept pierres de la taille d'une fève. Tu devras faire en sorte que chaque pierre atteigne la colonne afin qu'elle n'aille pas au-delà et qu'elle ne passe pas à côté.

 

Chaque tir devait être précédé par le cri « Dieu est le plus grand » ; cri du sacrifice, du martyr sur les champs de bataille, et de Regorgement. La prière du matin avait scellé cette consécration. Le laps de temps qui la séparait de celle du midi était celui du cheminement vers le but. Nous étions sur les traces des prophètes. Nos pierres devaient donc frapper la colonne de la même façon que celles d'Ismail avaient frappé Satan. Seulement les nôtres étaient comptées, sept à la lapidation du premier jour et sept à chacune des trois colonnes, le deuxième et le troisième jour, entre la prière du lever du soleil et celle du midi.

 

Frapper de la même manière nous donnait un ordre d'idées, des paramètres dont nous devions trouver la forme, les proportions, les mesures. Comment repérer, au milieu de la nuit, des pierres de la taille d'une fève ? Le tout était donc d'apprécier et la taille des fèves et la taille des pierres. Deux millions de fidèles s'étaient adonnés à cette comparaison dans l'obscurité, dans la fatigue d'une vie sans cesse en mouvement où la nuit et le jour s'interpénétraient, à contrecourant de la vie ordinaire. Chacun donc créait ses fèves et ses pierres de la taille de la fève... Comment comprendre aussi que le récit mentionnât trois lapidations en une action apparemment ininterrompue, alors que nous étions astreints à lapider pendant deux ou trois jours (au choix) ? Bien sûr, le récit et la loi ne se déterminaient pas mutuellement. Plutôt, il fallait voir qu'ils s'évoquaient réciproquement. Si bien que ce que nous faisions présentait sans doute quelque chose de commun avec ce qu'Ibrahim et Ismail avaient fait, et que cependant notre action ne pouvait jamais prétendre se mesurer à la leur.

 

En effet, Ismail avait lapidé Satan en personne. Nous, nous lapidions une colonne. Il était seul avec son père. Nous étions des millions à converger vers cet objet, à lui jeter nos pierres aux cris de « Dieu est le plus grand ». C'était bien le cri du sacrifice suprême et c'était comme si nous nous lancions à l'assaut d'un ennemi invisible. Ce cri lui était destiné, en manière de défi : cri du martyr acceptant de recevoir la mort afin de tenir l'ennemi en échec. Tel Ismail, nous chassions Satan pour aller recevoir la mort que Dieu avait donnée et ordonnée. Satan n'était pas anéanti ; il était vaincu et chassé. Cette victoire était suivie par la jubilation, couramment exprimée par des larmes de joie. Nous échangions ce sentiment de satisfaction profonde, éprouvée au succès de l'entreprise. Personne ne voulait manquer l'occasion. Des femmes âgées, et à bout de forces, payaient des jeunes gens pour lapider Satan en leur nom. Elles chantaient la louange de Dieu qui leur permettait de s'acquitter ainsi de ce devoir.

 

Effroi, attaque frénétique, jubilation, triomphe, sentiment de libération enfin, on abordait la fin du rite et le soulagement était réel. Pourtant, à la deuxième et la troisième lapidation des 11 et 12 hijja, l'émotion restait toujours aussi intense. Quand lhaj Abbés et moi-même, encadrant son épouse, nous nous portâmes aux trois colonnes successivement, nous eûmes à soulever lhajja Zohra plusieurs fois pour l'arracher à la foule. À l'issue de cet effort, nous fûmes si éreintés que nous courûmes tout de suite nous jeter loin de la foule pour reprendre notre souffle. « Quelle journée, quelle belle journée ! » répétait lhajja Zohra en larmes, le visage illuminé d'un beau sourire. « Je l'ai lapidé, Satan ! Je l'ai vaincu, Dieu fasse que je persiste dans cette voie !... » Nous avions pourtant gardé en mémoire le crépitement sourd et ininterrompu des pierres, qui s'élevait au-dessus de la foule telle une voix épaisse et informe : « Mais, c'est la voix de la tombe ! » me dit lhaj Lahcen plus tard, quand je lui relatai l'inquiétude que ce bruit avait réveillée au fond de moi-même.

 

Depuis Médine, je circulais aussi dans les lieux de la mort. Non pas à la mosquée du prophète, ni à la Mosquée sacrée à La Mecque. Et pas davantage à Arafa et Mina. Non. Ces lieux-là rayonnaient de vie. Les lieux qui m'absorbaient au point que je n'entendais plus guère le bruit de mes pas s'ouvraient et se refermaient à leur guise. Dans les premiers, je savais que la mort était à venir, qu'elle était mon avenir. Dans les seconds, elle était mon passé et elle était désirée. De ce passé faisant retour, je ne pourrais jamais dire qu'il avait été. Se conjuguant au présent et au futur, c'était un passé qui ne se racontait qu'en récits. Par une sorte de puissance inaccoutumée, il transformait toute biographie en bourgeons prêts à éclore. Dans les lieux de la prière, je savais que j'allais vers lui et, cela revenait au même, qu'il venait vers moi. Dans les autres, il me suivait, me rattrapait toujours pour me relâcher aussitôt dans une sorte d'indécision ironique, qui tenait à la fois du provisoire et du définitif. Je découvrais à nouveau mon existence. Ce n'était certes pas la première fois ; mais cette nouvelle découverte, qui se précisait à mesure des courses et des « arrêts » du hajj, me projetait sous un jour tout à fait neuf : silhouette inédite d'un moi concret, dans l'horizon large et jusqu'ici peu exploré de ses doubles. Du coup, nous nous profilions, pèlerins dans la foule des pèlerins, dans ces scènes aux contours constamment refaits. Je ne m'approfondissais pas par l'introspection, non plus que par une lucidité qui se fût multipliée, bien que je m'appliquasse régulièrement à l'une et à l'autre. Plutôt, nous nous profilions, pèlerins parmi la foule des pèlerins, à cause de ce mouvement de redécouverte qui faisait de l'introspection une projection, et de la réflexivité une assomption d'image.

 

Allons lapider Satan !

Quelle belle journée ! [...] Je l'ai vaincu !

[...] tu devras te rendre à la jamrat al-'Aqaba [...] et la lapider avec sept pierres de la taille d'une fève...

Mais, c'est la voix de la tombe !...

C'est dangereux, la lapidation, on vise tous la même chose ; quelquefois on reçoit une pierre sur la tête... j'accepte tout sur le chemin de Dieu, il faut voir le Bien ; toute difficulté sur la voie de Dieu est la bienvenue... les Saoudiens font tout ce qu'il est en leur pouvoir, mais beaucoup de gens créent le désordre.

 

Toute cette foule est obligée de se rendre au même endroit entre le lever du soleil et le midi et, visant les mêmes colonnes, c'est dangereux et il y a des morts, quelquefois par centaines. Les oulémas n'arrivent pas à se mettre d'accord pour élargir le cercle [autour des colonnes...] Ils devraient le faire. En religion, Dieu facilite la voie, Dieu nous facilite toujours les choses, pourquoi ils ne facilitent pas eux... je ne sais pas.

 

Parmi ces phrases, on aura reconnu l'injonction tirée d'un manuel du hajj. C'était clair, lhajja Zohra avait éprouvé une immense satisfaction après qu'elle eut défait Satan. Ses mots, ses larmes et son sourire n'étonnèrent personne. Son mari s'exprimait également dans le même sens, et bien d'autres gens encore autour de nous. Nous comprenions de quoi il s'agissait. Moi-même, après la lapidation, je me sentais détendu et content. Je venais de prendre part, avec succès, à un puissant tir collectif, et j'étais sain et sauf. Mon caractère et ma résolution avaient été mis à rude épreuve, mais j'étais heureux d'avoir pu sauter dans le courant humain pour accomplir ces actes. Satan, pour moi, ce pouvait être certaines formes du négatif, le mal. Ma pensée et mon action quotidiennes, en dehors du hajj, répondaient par l'effort pour lutter contre ce négatif chaque fois qu'il m'était possible de l'identifier dans les contextes les plus variés. Cependant, il y avait une grande différence entre l'effort au quotidien d'une part et, de l'autre, l'effort couronné de succès à Mina. Dans la mimique cosmique, nous étions au même diapason. Mimique ordonnée par le « tu dois... »; et bien réglée : les pierres ne sauraient aller au-delà, ni tomber à côté sous peine d'invalidité. Mimique de l'assomption et de la présomption. Assumer/assumé : devoirs, connaissance et acceptation des dangers, sacrifices sur la voie de Dieu ; accomplir et s'accomplir malgré (avec) les désaccords des interprètes et des légistes autorisés ; malgré (et avec) la contestation de l'autorité textuelle. Présumer/présumé : lapider la colonne, lapider et vaincre Satan, le bruit des pierres : «voix de la tombe » ; bruit : « voie »...

 

 

La fable de la finitude

 

Nous présumions, à cette marque qu'est la colonne, une présence : Satan. Présence lointaine et actuelle. Cette colonne fut associée à l'endroit où il apparut. Mais il était toujours là, à cet endroit où elle dominait la foule. Elle et lui ne se quittaient pas. Dès qu'on y arrivait, il était déjà là, puisque nous l'arraisonnions à cet objet. La colonne était donc bien une relation qui me jetait dans la confusion des doubles tout en m'invitant à l'acte de volonté, enjambant les incertitudes. En effet, comment expliquer autrement le fait que je gardais intacte la mémoire et le bien-être que j'avais connus à la suite de la lapidation ? Quelque chose se manifestait dont nous savourions le partage, une reconnaissance et une identification. D'abord, il y avait Satan, ou son nom propre, ces pierres, ces colonnes, ces rondes déchaînées et, enfin, ce rassemblement qui avait mis fin à tout. Rien de plus concret que cette scène, et cependant rien de plus concrètement irréel : suspendue entre les lois inéluctables qui gouvernaient nos existences empiriques et l'illusion qui les constituait. Au-delà, c'étaient des signes qui s'adressaient à chacun d'entre nous, qui nous entraînaient jusqu'aux confins de la signification.

 

À ces confins, les objets sensibles, qu'on avait récemment appris à appeler symboles, produisaient l'émotion au lieu même où s'épuisait la signification. C'était là leur vocation avant tout ; avant celle de faire connaître ou reconnaître un dilemme, de proposer une offre abondante de sentiments et d'intentions définies qui eût intoxiqué cette foule, ou induit en chacun de nous des humeurs. Plutôt, cette vocation nous montrait le visage connu et dangereusement mobile du Sphinx et de la Gorgone. Les symboles nous ramenaient, nous humains, les uns aux autres. Si ces objets avaient bien « une certaine épaisseur d'humanité », je ne pouvais m'empêcher de penser que celle-ci leur venait de ce mouvement de renvoi et que, de ce fait même, leur tentative de substitution resterait toujours imparfaite, toujours débordée.

 

J'eus donc à accepter ces débordements du moi. La prière du milieu de la nuit fut, comme toujours, un moment de paix et rien ne troubla ce retour à Allah. Les psalmodies et les silences avaient, comme à chaque fois, refait l'univers. Ses traits étaient familiers, mais ils se donnaient dans une nouveauté qui ne se montrait jamais qu'une seule fois, comme si, en elle, le temps se réarticulait sur luimême. Cette prière, la collecte des pierres, et l'affrontement à mort qui les suivait, toutes ces péripéties se muaient en mimésis de l'effort. La prière du matin qui ouvrait les derniers actes de ce cycle, c'était le lever de rideau, dans le calme et la paix, sur le monde, toujours le même et toujours redit à neuf. Par la fabulation, le voici, notre monde, rendu à son existence première : une fable.

 

Celle-ci se découvrait, de son propre gré, dans le rite. Ou, plutôt, tous les deux acceptaient de se faire intrigue. Elle ordonnait :

 

Fais comme Ismail. Ramasse tes pierres, attaque Satan et donne-toi un sacrifice, au sacrifice. Ceci est un ordre dont Dieu seul connaît le secret.

 

Intrigue. En même temps, elle me disait :

 

Pour faire comme Ismail, ramasse tes petits cailloux et va lapider les colonnes ; mais, à la différence d'Ismail, tu n'ignores pas l'issue de ton action d'aujourd'hui. Sur le chemin du sacrifice, à la différence d'Ismail, toi, tu sais d'avance que tu vas sacrifier une bête !

 

Intrigue, imitation donc, dont le dénouement était fixé d'avance. En bref, je n'étais pas comme Ismail, cela le rite me l'indiquait bien, mais c'était pour aussitôt m'intimer l'ordre d'être quand même comme lui ? !... Je fus long à soupçonner que j'étais peut-être sur le chemin d'une autre intrigue. À chaque fois que l'idée se présentait à mon esprit, je l'éloignais bien vite, la renvoyant dans le royaume des conjectures. Pourtant, le paradoxe m'y résignait petit à petit : ce que chaque vie humaine charriait de la fable de son origine se montrait à l'horizon de sa finitude.

 

Abdellah Hammoudi

 



[1] ESPRIT, N° 311, Janvier 2005

[2] Ce résumé doit beaucoup au texte publié sur le pèlerinage à La Mecque dans l'État des religions, Paris, La Découverte, p. 547-550.

[3] Ces pages constituent le dixième chapitre du livre d'Ahdellah Hammoudi, Une saison à La Mecque, Paris, Le Seuil, à paraître. Le titre et les intertitres sont de la rédaction. Le chapitre X s'intitule « Mémoire de finititude » dans l'ouvrage original.